Quelques mois après son Prix du Jury au Festival du Cinéma Américain de Deauville, “Tangerine” sort dans nos salles. Un long métrage haut en couleurs et intégralement tourné avec un iPhone, comme nous l’explique son réalisateur Sean Baker en détails.
“On ne sait jamais comment un film américain va être reçu par le public français”, nous explique Sean Baker en marge de la présentation de Tangerine au dernier Festival de Deauville. “C’est comme jouer aux dés, on ne sait pas quel sera le résultat. Mais j’aime tellement le cinéma français que j’étais agacé que mon précédent film n’ait pas été distribué. Il a eu une telle influence sur la façon de réaliser qu’on veut une reconnaissance de ses spectateurs, donc c’est intimidant.”
Le metteur en scène aura donc dû patienter jusqu’à son cinquième long métrage pour connaître l’honneur des salles françaises, et ce auréolé d’un Prix du Jury remis par Benoît Jacquot sur les planches normandes au mois de septembre. Quelques jours avant la cérémonie, Sean Baker revenait avec nous sur ce petit film énergique et pas comme les autres, tourné avec un iPhone et centré sur deux prostituées transgenres.
AlloCiné : Vous avez déclaré que le projet avait débuté lorsque vous avez rencontré vos deux actrices. Aviez-vous l’idée d’un tel film avant cela ?
Sean Baker : Oui. Nous avions déjà quelques idées en tête, comme le fait que le film se déroulerait sur une journée, pour des raisons de budget notamment. J’avais ensuite envie de suivre une personne qui en cherche une autre, et je pensais à l’époque que ce serait une histoire d’amour. Et je savais, enfin, que le climax serait une confrontation à Donut Time, car c’est un lieu important, et que la scène serait faite dans le style de Mike Leigh, un peu comme dans Secrets et mensonges ou High Hopes.
Quand j’ai expliqué à Mya et Kiki [ses actrices, ndlr] que je cherchais des détails sur cet univers en même temps qu’une intrigue, et que je leur ai parlé de ces idées, Kiki m’a rappelé quelques semaines plus tard pour m’annoncer qu’elles avaient pensé à un personnage cisgenre. C’est là que nous avons su que notre récit tournerait autour de cela, et nous avons écrit le scénario. Le projet est né de façon collaborative car nous avons eu besoin d’elles pour trouver une histoire.
Qui a eu l’idée de faire référence aux contes de fées, et notamment “Cendrillon” ?
Ça vient de mon co-scénariste [Chris Bergoch, ndlr]. Je devrais d’ailleurs l’appeler (rires), car il saurait mieux vous répondre que moi vu qu’il est très lié à Disney. Il adore Disney, et ça lui a permis d’apporter plusieurs nuances.
Nous avons enregistré le son comme Spielberg le ferait
“Tangerine” étant tourné à l’aide d’un iPhone, comment se sont passées les prises de vues, et combien de temps ont-elle duré ?
Nous avons tourné pendant 23 jours, ce qui est une durée normale. Mais les journées n’étaient pas classiques car elles correspondaient plus à la façon dont les Européens font des films, avec 8h de travail par jour, tout en décontraction. Pour être honnête, ça n’a pas été difficile. C’était même plutôt facile. Il y a beaucoup de travail de post-production, mais le rythme était assez tranquille si bien que les acteurs étaient détendus lorsque nous étions sur le plateau. Nous n’étions pas intimidés et nous avons pu capturer la vie de la rue sans avoir besoin de l’annoncer. C’est comme si nous tournions notre vidéo amateur.
Dans un sens, ça me dérange un peu car je suis cinéphile et j’aime le celluloïd et la pellicule, donc je suis triste que tout ceci disparaisse. Je n’aime pas vraiment le cinéma numérique, et je suis même très critique à son sujet. Mais dans le même temps, des objets tels que les iPhones ont été créés pour des gens comme nous qui ne peuvent pas se payer quelque chose de mieux et sont obligés d’en passer par là.
Dans ce cas, il faut adopter ce que vous avez pour en tirer le meilleur. Comme les réalisateurs indépendants, par le passé, qui devaient tourner en Super 16, faute de mieux. C’est pareil pour nous, car si vous voulez faire un film sans avoir l’argent nécessaire, vous devez trouver un autre moyen.
Tourner avec un iPhone a-t-il posé problème au niveau du son ?
Nous avons enregistré le son de façon traditionnelle et un article paru récemment, et relayé sur notre Facebook, expliquait en détails la façon dont nous avions procédé. Mon ingénieur du son pouvait parfois mettre des micros sur tout le monde, ou utiliser une perche. Nous avions un équipement professionnel à ce niveau. Puis la synchronisation a été faite en post-production, donc nous avons enregistré le son de le même manière que, je ne sais pas, Spielberg le ferait (rires) Il n’y avait pas de différence dans ce secteur.
Vous pouvez faire tout ce que vous voulez avec les images, car cela peut être un choix esthétique. Mais quand il s’agit du son, il faut qu’il y ait de la qualité, puisque les spectateurs peuvent vous juger, même inconsciemment. Et un mauvais son vous éloigne de votre but car nous entendons des choses dans la vraie vie. Donc pourquoi pas au cinéma. Et c’est comme cela que l’on peut distinguer les professionnels des amateurs.
J’ai lu que vous aviez déclaré ne pas vouloir de bande-son pour “Tangerine”… et au final il y a plus de 35 chansons dans le film.
Oui c’est vrai. Mais c’est mon cinquième film, et à chaque fois je me laisse la possibilité de redécouvrir un long métrage en post-production. C’est un cliché, et je ne sais même plus qui l’a dit, mais on écrit un film 3 fois : pendant l’étape du scénario, puis pendant le tournage, et en post-production. Mais j’accorde toujours une grande importance à cette dernière, car le montage représente 50% de la mise en scène pour moi.
Et pour Tangerine, je me suis même mis à vivre la nuit. Je suis devenu un vampire, j’ai perdu presque 16 kilos… Euh non, pas 16, mais 7 (rires) Je me réveillais à 17h, et je montais entre 21h et 8h. Et ce pendant 6 mois. Et c’est là que la muisque est devenue importante, car elle me permettait de donner un rythme au montage. Mais ces 6 mois ont été complètement dingues. J’étais comme dans un aquarium, avec des images et du son, en train de chercher à finir le film.
Y a-t-il eu beaucoup d’improvisation sur le plateau ?
Oui, car j’encourageais les acteurs à aller dans ce sens. Même quand nous avions un scénario, je montrais quelles étaient les répliques importantes qu’il fallait conserver, et le reste pouvait être improvisé. Et j’adore certains des dialogues qui ont été improvisés, car j’avais des comédiens extrêmement talentueux. Je n’avais pas de maillon faible dans la mesure où mes 6 acteurs principaux étaient doués en improvisation. C’est vraiment la meilleure des choses.
Si vous faites un film comme celui-ci, qui penche davantage vers la comédie, et que vous êtes un réalisateur qui encourage l’improvisation, voilà ce que vous pouvez espérer. Ils peuvent prendre vos répliques pour les dire telles qu’elles sont écrites, ou donner naissance à des versions alternatives meilleures.
Maurice Pialat est le réalisateur français numéro 1 pour moi
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Vous avez parlé tout à l’heure de votre amour pour le cinéma français. Y a-t-il des réalisateurs qui vous inspirent particulièrement ?
Il y a tout d’abord Eric Rohmer, grâce à qui j’ai découvert la Nouvelle Vague. Je sais que ça peut paraître bizarre car, même s’il a fait partie du mouvement, ce n’est pas forcément vers ses films que vous allez pour commencer. Mais Le Genou de Claire a été ma porte d’entrée. Puis, le réalisateur français le plus important pour moi a été Maurice Pialat, que je considère comme un équivalent de John Cassavetes. J’ai même montré A nos amours à mes acteurs, par rapport à la physicalité du jeu dedans, que je voulais obtenir. C’est très difficile de montrer cela à des acteurs américains en leur demandant de faire pareil (rires) Mais Pialat est vraiment le réalisateur français numéro 1 pour moi.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 8 septembre 2015